Dans un article de 2010 publié dans le Guardian, le journaliste John Naughton nous invitait à un exercice mental sur le pouvoir de l’imprimerie.
“Imaginez que vous êtes en 1472 et que vous êtes chargé·e de réaliser un sondage auprès de la population de Mayence. Mayence est la ville où Gutenberg a inventé l’imprimerie en 1455. Vous interrogez les passants sur le pont principal de la ville et leur posez la question suivante : pensez-vous que l’invention de l’imprimerie pourrait :
- Miner l’autorité de l’Église catholique
- Permettre la Réforme protestante
- Rendre possible l’avènement de la science moderne
- Créer de nouvelles classes sociales et de nouvelles professions
- Faire de l’enfance une période protégée dans la vie d’une personne ?”.
“L’imprimerie a eu réellement tous ces effets » nous dit Naughton, « mais il n’y avait aucune chance pour que qui que ce soit en 1472 puisse avoir imaginé la profondeur de son impact ». C’est pourquoi il est important de comprendre la place du numérique au sein de l’innovation vertueuse.
La profonde transformation du numérique et les débats qu’elle implique
John Naughton nous faisait prendre conscience de la difficulté de prévoir les usages d’une technologie, “même” 17 ans après celle-ci. La date n’était pas choisie au hasard. À l’instar de l’imprimerie, il était quasi impossible de connaître les effets d’internet à la date de rédaction de l’article, soit 17 ans après la création du premier navigateur internet. “En dépit de toutes les réponses qu’internet nous a déjà données, son potentiel complet de transformer nos vies reste le grand inconnu”.
La crise sanitaire a depuis accéléré la progression des usages d’internet et plus largement des usages numériques. Cette progression s’accompagne d’une montée en puissance de voix qui en contestent les dérives et excès. Pratiques hégémoniques des plateformes, obsolescence programmée, exploitation de ressources naturelles rares, addictions, consommation d’énergie.
L’urgence du dérèglement climatique donne une dimension politique à ces débats : a-t-on vraiment besoin de telle ou telle nouvelle technologie ? Va-t-elle nous aider à régler le problème climatique ? Ne va-t-elle pas induire de nouveaux comportements préjudiciables ?
Le numérique n’est plus considéré comme une technologie neutre mais comme un sujet de clivages sur la vision de l’avenir, les modèles économiques et la prise en compte de l’environnement.
Y a-t-il place pour un débat apaisé sur le sujet du numérique ? Au Poool nous sommes convaincus que, si nous n’avons pas toutes les réponses (mais qui les a aujourd’hui ?), toutes les questions doivent être posées.
Comment adopter une approche plus responsable du numérique ?
Tout d’abord, la question de l’impact environnemental. Elle est réelle, et sa transparence nécessaire. Non, le cloud n’est pas un nuage et les échanges numériques ne sont pas dématérialisés. Derrière nos usages numériques existe un entrelacs de câbles sous-marins, de datacenters et de relais de transmissions qu’il faut fabriquer, installer et alimenter. Les appareils électroniques sont également fabriqués à partir de matières premières tout à fait tangibles, dont les conditions de production et d’extraction sont à surveiller.
La crise actuelle des semi-conducteurs doit jouer le rôle de sonnette d’alarme : si la croissance des usages semble infinie, notre monde matériel est lui fini. Nous n’aurons tout simplement pas les ressources naturelles et industrielles pour continuer à alimenter le rythme actuel de renouvellement des matériels et d’équipement en infrastructure. Nous serons également bien incapables de retraiter les déchets générés par les millions d’appareils jetés alors qu’ils sont encore en état de marche ou d’être réparés.
À mesure que les usages numériques remplacent des usages “analogiques”, notre exigence en matière d’empreinte carbone et de consommation d’énergie doit s’élever. L’éducation aux usages les plus vertueux doit également se développer. La Mission Interministérielle “Numérique Écoresponsable” rappelle utilement ces principes : “Pour réduire l’impact environnemental du numérique, il faut favoriser la soutenabilité de la production, encourager l’écoconception des équipements et éviter le renouvellement rapide des équipements. Il est nécessaire d’allonger la durée de vie des équipements en favorisant le réemploi et la réparabilité, de réduire les pollutions générées à la fabrication et de promouvoir l’écoconception des services numériques pour réduire leur contribution à l’obsolescence des terminaux (…) L’allongement de la durée de vie et d’utilisation des terminaux ne peut être effectif que si l’évolution des logiciels le permet (…).
Adopter une approche vertueuse : améliorer les usages au lieu de les limiter
Le numérique n’est avant tout qu’une infrastructure. Et, comme toute infrastructure, il est vain d’essayer d’en prévoir l’usage. Une route peut servir à des trajets automobiles aisément faisables à vélo, mais elle permet aussi de faire circuler l’ambulance qui va sauver une vie et l’autobus qui emmène les enfants à l’école. L’imprimerie citée plus haut “a eu réellement tous les effets” cités dans le sondage. Il est probable qu’internet et le mobile joueront également un rôle essentiel dans l’accès au savoir, à l’éducation et au travail pour des milliards d’individus qui en sont aujourd’hui encore tenus éloignés.
Par ailleurs, qui pourrait légitimement décider de l’usage d’une infrastructure comme internet, la 5G ou les NFTs ? Des élus ? Des ingénieurs ? Des citoyens ? La réponse est dans la question : comme les habitants de Mayence en 1472, personne ne peut anticiper le potentiel de telles technologies. Et certainement pas les moines copistes ou le clergé de l’époque.
De même, faut-il voir le numérique comme un simple poste de coûts environnementaux, où comme l’un des meilleurs moyens de réduire l’impact environnemental et énergétique de nos activités ? La crise actuelle de la logistique mondiale nous rappelle la fragilité du modèle d’avant. Il n’y a plus assez de containers, de bateaux et d’usines pour que fonctionne le manège du commerce mondial. Ou plutôt, le blocage actuel démontre la fragilité d’un système encore peu interconnecté et standardisé, dont la seule réponse a été “toujours plus de moyens matériels”.
L’innovation vertueuse comme réflexion globale d’un avenir sain et compétitif
C’est la fragmentation en de multiples étapes, acteurs et réglementations qui ralentit, complexifie et donc, au final, nécessite plus de ressources. Et ne parlons pas du recyclage et de l’éco-conception qui posent des problèmes encore plus insolubles en l’absence de traçabilité, de partage et de suivi des données.
Autant de sujets qui ne pourront être résolus qu’en… numérisant les chaînes de production et de distribution. En standardisant les échanges physiques comme l’ont été les échanges numériques avec le protocole HTTP et TCP/IP il y a 30 ans. Le chantier est pharaonique, mais les effets seront à la hauteur.
Toute activité économique a un impact sur l’environnement et les ressources. Mais c’est surtout l’inefficacité du système incapable d’optimiser l’offre et la demande qui en génère les principaux effets négatifs.
Faisons passer la vision d’un “numérique écologique” limité à quelques éco-gestes à une réflexion plus globale.
Le numérique responsable doit permettre une conception vertueuse, une production vertueuse et une distribution vertueuse des biens tangibles que nous utilisons et qui constituent l’essentiel de nos impacts.
C’est dans cette optique que s’inscrit l’innovation vertueuse, pour une utilisation responsable et durable du numérique.
Ressources citées dans cet article :
The Internet : everything you need to know. John Naughton. Guardian. 2010
Qu’est-ce que le numérique responsable ? Mission Interministérielle
How the ‘physical internet’ could revolutionise the way goods are moved (Commission Européenne)